L’interview-café de Benjamin Paulin
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Publié le 5 septembre 2025
L’interview-café est un rendez-vous mensuel de La Gazette du Bon Marché Rive Gauche. Et par « rendez-vous », on veut dire qu’il est à la fois digital et physique — un moment partagé en magasin, que l’on vous raconte ici.
Petit, Benjamin Paulin avait pour habitude de s’asseoir, rouler, dormir et jouer sur les prototypes non édités de son père, le designer Pierre Paulin. Des pièces qui envahissaient le salon, la cuisine, le bureau ou les couloirs. Et dont certaines voient désormais le jour de façon posthume grâce à Paulin Paulin Paulin®. Une organisation à la tête de laquelle le fils (et son épouse, Alice), préservent, diffusent et valorisent l’œuvre du père. C’est au restaurant La Table, à quelques pas de l’espace Maison du 1er étage du Bon Marché, entre un fauteuil Tongue et un canapé Blublub, que nous l’avons rencontré.
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La Gazette : Vous n’étiez que deux à être à l’origine de Paulin, Paulin, Paulin®, en 2013. Depuis, votre entité a bien grandi. Comment envisagez-vous la suite et qu’est-ce que cette expansion dit de votre trajectoire ?
Benjamin Paulin : C’est vrai qu’au début, il n’y avait que nous deux — Alice, mon épouse, et moi. On faisait tout nous-mêmes. Qu’il s’agisse du transport, des installations, de la presse… Nous sommes désormais sept et cette montée en puissance accompagne notre envie (notre besoin) de structurer davantage le projet. Jusqu’ici, les choses pouvaient parfois prendre une tournure un peu accidentelle. Nous ne passions pas nos journées derrière un ordinateur, à répondre à des mails. Certaines choses ont mis du temps à naitre, d’autres nous ont échappé. Tout simplement parce que notre objectif n’était pas de vendre. Nous voulions être à la fois une fondation (pour conserver, prêter des pièces, publier des ouvrages) et un éditeur (de pièces anciennement commercialisées, mais aussi de projets qui n’ont jamais vu le jour). Je ne regrette rien : nous avons mené Paulin, Paulin, Paulin® avec beaucoup de passion — mais sans aucune technique. Aujourd’hui, nous assumons notre envie de passer à la vitesse supérieure, de nous professionnaliser, sans nous dénaturer pour autant.
— Surchemise en jean, pantalon noir fluide et baskets : Benjamin Paulin a le chic décontracté. Parce qu’il est encore tôt, il commande un café. Expresso, pour commencer. Avant de se raviser : « vous faites aussi des allongés ? »
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La Gazette : Vous en venez donc à séparer davantage vos activités. À clarifier l’existant.
Benjamin Paulin : Complètement. Une bonne illustration de cet élan, c’est la création du Fonds Pierre Paulin. Dans les dix dernières années, nous avons acheté près de 350 pièces très importantes, muséales, pour constituer notre collection. Nous sommes actuellement en train de créer le bâtiment qui va accueillir cette collection et ses archives. Tout se passe dans la montagne des Cévennes, adossé à la maison de mon père. Le bâtiment, qui couvre 600 mètres carrés, prend place dans ce qui était le potager. Ce Fonds Pierre Paulin va manager cette collection, faire des prêts à différentes institutions, créer des expositions, des ouvrages. Finalement, il va reprendre la part “fondation” de ce que nous faisions, en laissant le champ à Paulin, Paulin, Paulin® pour devenir l’éditeur des rêves de Pierre Paulin ou de ses pièces commerciales emblématiques. Nous l’inaugurerons avec une grande fête dans la montagne le 9 juillet 2027, pour le centenaire de mon père.
« Nous voulions être à la fois une fondation pour conserver, prêter des pièces, publier des ouvrages et un éditeur de pièces anciennement commercialisées, mais aussi de projets qui n’ont jamais vu le jour. »
– Benjamin Paulin
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La Gazette : Vous avez actuellement un pop-up au Bon Marché, dans le cadre de l’exposition Rock’n’Drôle. Vos fauteuils Tongue font face à un lecteur vinyle, comme une salle d’écoute en plein magasin. Pourquoi avoir dit oui à cette collaboration ?
Benjamin Paulin : Le Bon Marché est une institution. C’était l’opportunité pour nous de sortir de notre retranchement. Avec les Tongues, le Groovy, le Blublub et quelques autres modèles qui vont arriver, nous voulions donner à voir une collection plus accessible au grand public. Ces pièces sont tout aussi intéressantes en matière de design que les dunes ou que d’autres, mais ces dernières avaient été imaginées pour un développement industriel — ce qui nous permet de réduire nos coûts de production. Ensemble, elles forment une sorte de cercle d’écoute. On vient seul ou entre amis pour écouter de la musique, en parler, se détendre.
— Véritable caméléon, Benjamin Paulin a débuté dans la musique. Et cela se voit : lorsqu’il détaille la sélection de vinyles qu’il a apporté pour le corner Paulin Paulin Paulin du Bon Marché, à l’espace Maison du 2ème étage, ses yeux s’illuminent. Il cite sans ciller Alchemist, Cypress Hill, Soul Assassins, Funkdoobiest, House of Pain… « Des collectifs et producteurs issus de la scène hip-hop US des années 90-2000 qui samplaient du rock. C’est mon clin d'œil à l’expo Rock’n’Drôle ».
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La Gazette : À première vue, le design n’a pas grand-chose à voir avec la musique. Qu’est-ce qui touche ces artistes et, plus généralement, la communauté que vous avez bâti pour tous les réunir autour de l’œuvre de Pierre Paulin ?
Benjamin Paulin : Chacun arrive pour des raisons différentes. Il y a la génération plus âgée, qui a une connaissance de l’œuvre par rapport à une époque. Il y a les plus jeunes qui l’ont découverte à travers des stars ou des role models. Et puis il y a ceux qui arrivent sans rien comprendre, mais pour qui cet ensemble résonne. C’est ce que je trouve formidable ! L’objectif de mon père était de penser du mobilier qui améliore la vie des gens. D’y mettre du confort, du pratique, de l’esthétique. C’était presque du service public.
— Benjamin Paulin commande un second allongé. Alors qu’il le sirote à petites gorgées, il revient sur la capacité qu’ont les pièces de son père à connecter les gens et les mondes.
« On part du principe que le seul endroit où Travis Scott et Jean-Claude Vannier peuvent se rencontrer, c’est chez nous, sur un canapé Pierre Paulin. On veut être cette espèce de multivers dans lequel se mêlent des époques, des gens, des styles. »
– Benjamin Paulin
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La Gazette : Y a-t-il des collaborations auxquelles vous regrettez d’avoir dit non ?
Benjamin Paulin : Bien sûr ! Celle avec Virgil Abloh, par exemple. Il a montré au monde, et notamment à la communauté afro, qu’on pouvait être noir et designer, architecte, DJ, styliste… Le tout avec une générosité complètement détonante dans son milieu. Il connectait les mondes, sans jamais avoir peur de rien. À l’époque, j’ai refusé, car j’avais l’impression qu’il signait trop de choses, que c’était confus. La réalité, c’est qu’il était déjà conscient de sa maladie. Je ne le savais pas, évidemment. Je n’ai donc pas perçu sa volonté de tout avoir, tout goûter avant la fin. Je n’ai pas perçu la course contre la montre qui s’opérait. Je n’ai pas perçu qu’il s’était donné pour objectif de vivre mille vies en cinq minutes.
La Gazette : Vous qui l’avez côtoyé toute votre vie, quelle était la personnalité de votre père ? J’imagine que certains aspects de son caractère infusent aujourd’hui Paulin, Paulin, Paulin® ?
Benjamin Paulin : C’est l’une des rares personnes que j’ai connues à être fidèle à lui-même en toutes circonstances. Je ne l’ai jamais vu faire quelque chose par appât du gain. Par exemple, quand Pompidou l’a reçu pour lui annoncer qu’il avait été choisi pour faire l’Élysée en 1972, mon père lui a dit : « Monsieur le Président, je ne peux pas accepter parce que je ne partage pas vos opinions politiques ». Il avait une dignité à la Don Quichotte, un peu désuète, très chevaleresque.
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